Le domaine des seigneurs de Saint-Eustache
par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, février 2018, pages 4-6.
Je vous convie aujourd'hui à une petite promenade. Rendez-vous sur le boulevard Arthur-Sauvé à Saint-Eustache, au Nord de l'autoroute 640 et de l'hôpital et installez-vous dans le terrain de stationnement d'un magasin à grande surface bien connu, dont le nom commence par la lettre «W». Regardez bien de l'autre côté du boulevard Sauvé, par dessus les toits du marché d'alimentation et de la pharmacie qui s'y trouvent. Vous observez la très haute cime des arbres d'un territoire qui s'étend bien au-delà. Il s'agit de ce qui reste de l'ancien domaine des seigneurs de la Rivière-du-Chêne.
Un domaine
Dans le langage féodal, le domaine est constitué des terres qui appartiennent au seigneur. Lorsqu'une nouvelle seigneurie était concédée en Nouvelle-France, l'ensemble du territoire formait donc le domaine du nouveau seigneur et ce dernier en extrayait des terres en les concédant à son tour à des censitaires.
Dans la langue populaire de nos vieilles paroisses cependant, on appelait aussi domaine les terres que le seigneur conservait pour son propre usage, soit pour l'agriculture afin d'assurer la subsistance de sa famille, soit comme terres à bois pour son chauffage hivernal.
Le domaine près du village
À Saint-Eustache, les seigneurs Dumont avaient conservé au XVIIIe siècle plusieurs terres au Nord du village pour leurs besoins personnels, constituant un domaine au sens populaire du terme. À partir du village, la terre la plus à l'Ouest longeait la montée du Domaine, qui était à cette époque formée de la rue de la Forge et de la section du boulevard Arthur-Sauvé allant de la rue Féré jusqu'au chemin du Petit-Chicot(1). Lors du partage de la seigneurie entre les héritiers de Louis-Eustache Lambert-Dumont, cette terre reste dans la famille Dumont. La maison de ferme de cette terre, aujourd'hui située au 327 de la rue Saint-Eustache, au coin de la rue de la Forge, devient même le dernier manoir de la famille Dumont, après les événements de 1837.
La maison du domaine Dumont, au 327 rue Saint-Eustache, en 1940
(photo collection M.-M. Renaud)
Deux autres terres du domaine seigneurial, situées près du village, sont plus facilement localisables par la maison de pierres qui servait au fermier de la famille Bellefeuille, au 108 de la rue Saint-Nicolas(2). Suite au mariage de Louise-Angélique Lambert-Dumont et d'Antoine Lefebvre de Bellefeuille en 1793 et lors du partage de la seigneurie, ces terres passent aux mains de la famille Bellefeuille.
Ce qui est curieux au sujet du domaine des Bellefeuille, c'est qu'ils se construisent un chemin privé à l'intérieur de leurs terres pour leurs propres besoins, plutôt que d'utiliser la montée du Domaine, chemin public situé à peine trois arpents plus à l'Ouest(3).
Enfin, les terres les plus à l'Est du domaine, situées près du village, sont cédées à la famille Laviolette après le partage de la seigneurie(4).
Il est à noter qu'il existe aussi un autre petit domaine des seigneurs Lambert-Dumont plus à l'Ouest que le village de Saint-Eustache. Il s'agit du territoire entourant le Grand-moulin à la décharge du lac des Deux-Montagnes.
La maison du domaine Bellefeuille, au 108 rue Saint-Nicolas, en 1995
(photo MGV)
Le haut du domaine
Toutes ces terres étaient situées sur le premier rang de la seigneurie, comme celles de la Grande-Côte et de la côte du Lac. Ce premier rang allait du village à une ligne située au Nord de l'autoroute 640, près de l'actuel boulevard Industriel. Le domaine continuait cependant sur le second rang de terres, vis-à-vis celles mentionnées précédemment. Ce sont ces terres de second rang dont nous pouvons encore aujourd'hui observer les vestiges sous la forme d'une petite forêt.
En continuation de leurs terres du premier rang et de celle des Lambert-Dumont, les Bellefeuille se voient allouer les deux premières terres à l'Est de la montée du Domaine, aujourd'hui traversées d'Ouest en Est par le chemin du Petit-Chicot(5). Les Laviolette héritent quant à eux des deux terres suivantes, qui forment la continuation de leur terre du premier rang(6).
La fin du régime
L'abolition graduelle des rentes seigneuriales, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, n'encourage pas les anciens seigneurs à demeurer actifs dans la vie de la région. Le droit de banalité ayant été supprimé, ils se départissent de leurs moulins, ne pouvant faire face à la concurrence nouvelle. Et comme leur revenu premier ne venait pas de l'agriculture, ils lotissent ou vendent les terres de leur ancien domaine. En l'espace de treize ans, soit de 1889 à 1902, toutes les terres de second rang de l'ancien domaine, soit les lots 411 à 414, sont vendues à des cultivateurs par les familles des anciens seigneurs Globensky, de Bellefeuille et Laviolette. Seules les deux terres du premier rang, propriétés de la famille Bellefeuille, situées à l'arrière de la maison de pierre du 108, rue St-Nicolas, sont conservées jusqu'en 1941. À partir de 1943, elles passent aux mains de la famille Constantin. Une partie du domaine conserve cependant un usage communautaire, puisque les arénas et la piscine municipale de la Ville de Saint-Eustache sont situés sur la section de cette terre que la famille Constantin a, par la suite, donnée à l'Oeuvre des terrains de jeu.
Même si la Loi sur la protection du territoire agricole protège encore trois des anciennes terres du domaine(7), leurs jours pourraient être comptés car elles avaient été précédemment loties, et d'éventuelles rues à y construire y ont même déjà été prévues. Ce dernier vestige de la période féodale disparaîtra donc de la carte de Saint-Eustache.
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(1) Il s'agit de la terre formée du lot 171 au cadastre du Village de Saint-Eustache et du lot 284 au cadastre de la Paroisse de Saint-Eustache.
(2) Il s'agit des lots 280 et 283 au cadastre de la Paroisse de Saint-Eustache.
(3) Ce chemin devient plus tard le lot 281 au cadastre de la Paroisse de Saint-Eustache.
(4) Il s'agit du lot 279 au cadastre de la Paroisse de Saint-Eustache.
(5) Il s'agit des lots 411 et 412 au cadastre de la Paroisse de Saint-Eustache.
(6) Laviolette: 413 et 414 au cadastre de la Paroisse de Saint-Eustache. Le lot 413 passera ensuite à la famille Globensky, de même que le lot 284 (la terre des Lambert-Dumont).
(7) Les lots 412, 413 et 414.