Les troupes allemandes à Saint-Eustache
(1778-1784)

par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, février 2020, pages 15-17.

La région des Deux-Montagnes durant le Régime français est peu connue. Seules les concessions de terres, la construction des chapelles du calvaire d'Oka et la biographie de quelques rares personnages ont été étudiées jusqu'ici. Dans un article récent1, madame Ginette Charbonneau nous a ouvert une nouvelle avenue de recherche en relatant l'implication des soldats français qui s'établirent à la Rivière-du-Chêne après la guerre de la Conquête de 1755-1760. Nous poursuivons aujourd'hui dans cette direction en évoquant un autre conflit, survenu peu après, qui a également pendant quelques années eu un impact dans la région de Saint-Eustache. Il s'agit de la Guerre de l'indépendance américaine, dont les opérations impliquant l'armée britannique se sont poursuivies de 1775 à 1783. Ce ne sont pas les habitants de la région qui ont été les principaux acteurs de ces événements mais des régiments de mercenaires allemands, à la solde de l'Angleterre, qui se sont établis sur les terres entourant le village naissant de Saint-Eustache à leur retour du conflit américain, à la fin de 1778. Les habitants du lieu ont alors eu à accueillir ces troupes sur leurs terres et à en assurer le ravitaillement pendant plus de cinq ans. Voyons ce que les archives, quoique trop lapidaires, nous permettent d'en connaître. On pourra constater que la région de Saint-Eustache a été « occupée » par les troupes allemandes plus d'un siècle avant que l'Europe ne soit envahie par elles à son tour en 1870, 1914 et 1939!

Les sources du conflit

La Révolution américaine tire ses origines, peu d'entre nous le réalisent, dans la guerre de conquête entre la France et l'Angleterre, de 1756 à 1763, aussi appelée Guerre de Sept Ans. Même si le conflit a été réglé par le Traité de Paris qui a scellé la remise de la Nouvelle-France à la Couronne anglaise en 1763, cette guerre a coûté très cher aux deux parties et les deux royaumes se sont fortement endettés pour la financer. L'Angleterre décide donc de faire participer les résidents des treize colonies américaines au remboursement de cette dette en levant de forts impôts. En 1774, devant les « Lois punitives » votées par le Parlement anglais et qui ne s'appliquaient qu'aux colonies américaines et non au Canada, le nouveau Congrès américain décide à Philadelphie de s'opposer à l'Angleterre et lève des troupes de milice. Débute alors une Guerre d'indépendance qui va durer huit ans.

Les troupes allemandes

George III, roi d'Angleterre entre 1760 et 1820, n'était pas d'une lignée anglaise mais bien issu de la maison des princes de Hanovre, une région de la Saxe, dans le Nord de l'Allemagne. Il était le petit-fils, par son père, du duc de Brunswick et de Caroline de Brandebourg. Du côté maternel, il était le petit-fils du duc de Saxe. L'armée britannique ne pouvant, à elle seule, répondre à la menace américaine, le roi utilise ses liens familiaux et fait appel à ses cousins allemands pour lui « prêter » des armées. Il faut se rappeler qu'à l'époque, l'Allemagne ne forme pas un pays unifié mais est constituée de plusieurs petits états ayant chacun sa propre armée. Autre chose qu'il faut savoir, c'est que le terme « mercenaire » n'a pas à ce moment la connotation péjorative d'aujourd'hui. Il était normal qu'une armée, lorsqu'elle n'était pas occupée dans un conflit, soit louée à d'autres états amis.

George III pourra donc ainsi bénéficier de 30 000 allemands pour venir épauler les troupes anglaises qui ne comportaient alors, en Amérique, que 850 hommes. Les troupes allemandes qui arrivent au Québec entre 1776 et 1778 proviennent principalement de quatre états : le duché de Brunswick, le comté de Hesse-Hanau, la principauté d'Anhalt-Zerbst et le landgraviat de Hesse-Cassel.

Les opérations de 1776 à 1778

De 1776 à 1778, les troupes allemandes participent à l'effort de guerre anglais lors de deux campagnes. Une première, à l'automne 1776, se déroule autour du lac Champlain où l'artillerie de l'armée de Hesse-Hanau mène à la destruction quasi totale de la flotte navale américaine. Une seconde, à l'automne de 1777, s'effectue sous les ordres du général anglais John Burgoyne, dont la moitié des troupes sont allemandes et sont confiées à Friedrich-Adolf von Riedesel, général de l'armée du Brunswick. Cette campagne se termine en queue de poisson pour l'Angleterre à la bataille de Saratoga où les anglo-allemands subissent une cuisante défaite.

Le retour des troupes

Après la défaite de Saratoga, les troupes reviennent au Québec. Ces dizaines de milliers d'hommes doivent être logés. Les établissements militaires permanents du pays n'étant pas prévus pour un tel afflux de soldats, il faut créer des camps temporaires. Mais les choses étant à l'époque comme elles le sont encore aujourd'hui, le temporaire a tendance à s'éterniser! C'est pendant plus de cinq ans que ces camps continuent à exister dans nos paroisses. La population locale doit donc apprendre à cohabiter avec eux.

Le camp de Saint-Eustache

Au premier septembre 1778, les troupes du Brunswick sont principalement réparties dans les paroisses entourant Trois-Rivières et le Richelieu. Les troupes de Hesse-Hanau, comportant 755 hommes, sont envoyées quant à elles plus à l'Ouest, sur la rive Nord de Montréal, à Repentigny, Lachenaie, Mascouche, Terrebonne et à la Rivière-du-Chêne. De ce groupe, le détachement du capitaine Frédéric-Louis de Schöll est celui qui s'établit à la Rivière-du-Chêne2.




L'uniforme du Corps des Chasseurs à pied de Hesse-Hanau (Feldjäger-Corps zu Fuss) stationné à Repentigny, Terrebonne, Mascouche et Lachenaie
(tiré de : Haythornthwaite, Philip et Bryan Fosten, Frederick the Great's army, 3. Specialist troops, Londres, Osprey Publishing, 1992)

Nous ne possédons aucune indication nous permettant de localiser le ou les lieux exacts de la seigneurie de la Rivière-du-Chêne où sont stationnées ces troupes. Comme il n'existe dans les greffes notariés aucun bail ou autre contrat entre des particuliers et les troupes et comme l'histoire n'a retenu aucun conflit majeur entre la population et les soldats, nous pouvons supposer que le territoire était prêté par le seigneur Lambert-Dumont dans les parties de la seigneurie où les terres n'avaient pas encore été concédées à des censitaires.

En 1775, les terres de la Grande-Côte, de la côte du Lac, du Nord et du Sud de la rivière du Chêne, incluant la Fresnière, et une bonne partie du Grand-Chicot et du Petit-Brûlé sont déjà concédées. Que reste-t-il comme territoire vierge? Une partie du Petit-Chicot et une grande partie de ce qui deviendra soixante ans plus tard la paroisse de Saint-Augustin, soit la côte Saint-Augustin, le Petit-Lac, la côte des Anges et la côte des Saints. Les soldats allemands vont-ils s'y installer? Y existe-t-il déjà des prairies dégagées ou leur demande-t-on de défricher? Aucun document connu ne nous permet d'y répondre.

Le détachement

Les hommes stationnés à la Rivière-du-Chêne sont sous les ordres du capitaine Frédéric-Louis de Schöll. Le détachement complet compte plus de deux cents soldats. Cent soixante restent autour de Saint-Eustache avec le capitaine et l'enseigne, alors qu'une cinquantaine sont envoyés à Mascouche et à Terrebonne avec son second lieutenant. Parmi ceux demeurés chez nous, on compte un enseigne, deux chirurgiens, huit sergents et caporaux, quatre tambours, cent trente neuf soldats valides, quatre soldats blessés et deux valets. Il est à noter que les trois officiers, soit le capitaine de Schöll, son second lieutenant et l'enseigne sont tous trois accompagnés au régiment par leurs propres fils.

Une liste des soldats datant de 1779 a été conservée dans les archives3. Elle ne comporte cependant aucune indication nous permettant de séparer ceux qui étaient à Saint-Eustache de ceux envoyés à Mascouche et à Terrebonne.

La vie quotidienne

Les archives conservées en Allemagne et en Angleterre4 ne nous renseignent que très peu sur la vie quotidienne des soldats et sur leurs relations avec la population locale. Malgré que les activités se soient poursuivies pendant cinq ans dans notre région, seules quelques documents les mentionnent spécifiquement. à titre d'exemple, les soins médicaux apportés aux soldats font l'objet de quelques lettres. Une missive d'avril 1781 parle de l'envoi de médecins à la rivière du Chêne5. Deux autres de décembre 1783 font état de visites que les chirurgiens doivent y effectuer avant que les soldats ne reçoivent leur congé du régiment6. Une autre de novembre 1778 s'enquiert du prix du boeuf payé pour les troupes7. Une curieuse lettre de janvier 1779, enfin, demande si les malades de la rivière du Chêne ont bien reçu leur ration de bière d'épinette et de mélasse8...!

Un seul cas problème véritable mettant en cause la population est parvenu jusqu'à nous. Le 8 février 1779 Julien Leblanc, capitaine de milice de Saint-Martin sur l'île Jésus écrit au gouverneur Haldimand pour se plaindre du fait que deux soldats du détachement du capitaine Schöll « auraient voulu prendre de force et violer une jeune petite fille d'un nommé Joseph Lorrain, laquelle pour éviter leurs lascives fantaisies, fut obligée de se sauver nuitament [sic] nus pieds et une simple jupe sur elle » jusqu'à la maison de Leblanc9. Ayant voulu empêcher les soldats de venir la chercher, celui-ci fut sévèrement battu. Étant allé porter plainte le lendemain auprès du capitaine, Leblanc fut assez mal reçu par lui et insulté. On ne connaît malheureusement pas la suite de cette histoire, aucun autre document ne faisant état de la réponse du gouverneur.

Le départ des troupes

Le conflit entre l'Angleterre et les États-Unis s'étant terminé en 1783, les troupes retournent officiellement en Europe entre l'automne 1783 et le printemps 1784. Cependant, de nombreux soldats décident alors de rester au Canada. Des 2400 hommes des régiments de Hesse-Hanau stationnés au Québec, seulement 1440 sont ainsi repartis vers leur contrée d'origine10. Parmi ceux qui sont restés, certains se sont-ils établis à Saint-Eustache et dans la région? Une analyse sommaire ne nous a pas permis d'en trouver. Une étude plus poussée de la liste des soldats sera cependant nécessaire pour y répondre de façon définitive.

Au moins deux personnages connus à ce jour à Saint-Eustache ont fait parti des troupes allemandes, soit August-Franz Glaubenskindt, appelé aussi Globensky. Celui-ci ne faisait toutefois pas partie des troupes stationnées à Saint-Eustache, mais plutôt de celles des Chasseurs dont il était chirurgien, troupes qui avaient leurs quartiers à Terrebonne, Lachenaie, Mascouche et Repentigny. Quand au docteur Charles Griesingher, décédé à Saint-Eustache en 1808, il appartenait aux troupes du Brunswick, installées autour de Trois-Rivières et le long du Richelieu. Une biographie de ce dernier demeure cependant à être rédigée. De nombreux autres québécois ont aussi, dans leurs veines, un peu de sang germanique provenant de ces soldats.

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(1) Charbonneau, Ginette, « Les soldats de la guerre de sept ans établis à Saint-Eustache », dans La Feuille de chêne, octobre 2018.

(2) Bibliothèque et Archives du Canada (BAC), MG20-Add.MSS, bobine A-743. Notez que la graphie allemande Schöll est parfois remplacée par Schoell dans les textes français ou anglais.

(3) Ibid., bobine C-11891, folios 423 à 430.

(4) Les documents connus sont conservés dans deux fonds d'archives. La collection Haldimand, du nom de Frédérick Haldimand, gouverneur général de 1778 à 1785, est gardée à la National Library de Londres. Ces documents ont été microfilmés par les Archives publiques du Canada, maintenant Bibliothèque et Archives Canada, et peuvent être consultés à Ottawa. Le second fonds est plus difficile d'accès puisqu'il requiert une bonne connaissance de la langue allemande. Il s'agit des Archives d'état de la Hesse à Marburg, en Allemagne (Hessisches Staatsarchiv Marburg). Y sont conservés un grand nombre de liste de soldats des régiments qui nous intéressent ici.

(5) BAC, bobine A-762.

(6) Ibid., bobine A-771, folios 329 et 337.

(7) Ibid., bobine A-768.

(8) Ibid.

(9) Ibid., bobine A-778, folio 119.

(10) Eelking, Max von, The German Allied Troops in the North American War of Independence, 1776-1783, Albany (NY), Joel Munsell's Sons, 1893, page 257.

Autres sources

Bibliothèque et Archives du Canada (Ottawa), Fonds Haldimand, MG20-Add.MSS (transcription des documents de la National Library de Londres).

--, Journal of an officer in the Prinz Friedrich Regiment 1776-1783, Westport (CT), Greenwood Press, 1993.

Lowell, Edward J., The Hessians and the other German auxiliaries of Great Britain in the Revolutionary war, Gansevoort (NY), Corner House historical publications, 1997.