Quelques arpenteurs de Saint-Eustache

par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, juin 2020, pages 14-17.

Lorsqu'on s'intéresse à l'histoire d'un territoire et de son parcellaire, deux corps de métier sont d'une première importance, les notaires et les arpenteurs. La loi française exigeait que les greffes des notaires soient intégralement conservés et l'intendant Jean Talon, dès les débuts du Régime français, en avait confirmé l'application stricte en Nouvelle-France. De ce fait, l'exercice du notariat nous est bien connu dans toutes les régions du Québec puisque nous avons aujourd'hui accès à toutes ces archives, mis à part quelques greffes incendiés.

Pour les arpenteurs-géomètres cependant, il en va tout autrement. La loi n'en ayant pas obligé la conservation, leurs archives ont été globalement dispersées et seuls quelques bribes sont parvenues jusqu'à nous. Le rôle des arpenteurs dans le développement de notre territoire est donc mal documenté et, de là, mal connu. Nous tenterons ici de pallier un peu à cette difficulté en identifiant quelques-uns des arpenteurs qui ont oeuvré dans notre région.

Les présurseurs

Deux personnages ont joué un rôle dans la cartographie de notre territoire au début du Régime britannique, bien qu'ils n'aient pas été officiellement arpenteurs. Il s'agit des frères Samuel et Francis Mackay, émigrés d'Écosse en Amérique à la fin des années 1750. Très tôt, Samuel suit les traces de son père Stephen, lui-même officier mercenaire, et s'engage dans l'armée hollandaise comme joueur de cornet. Il joint en 1756 l'armée anglaise et participe à la Guerre de sept ans. En 1760, il fait partie des troupes du général Amherst lors de la capitulation de Montréal. Il y épouse la même année Marguerite Herbin, fille du chevalier français Louis Herbin et de Marie-Anne de Niverville. Son frère Francis devient inspecteur général des forêts pour l'Amérique du Nord britannique. à partir de 1771, il partage cette tâche avec Samuel. Tous deux s'établissent à Saint-Eustache.

Samuel et Marguerite Herbin ont un fils, prénommé Stephen comme son grand-père, qui va devenir un important notaire de Saint-Eustache, après une brève carrière militaire lors de la Guerre de 1812. De leur union naîtra aussi une longue lignée de notaires qui se poursuit jusqu'à nos jours. Les descendants de Francis et de Marie-Anne Marchand, qu'il a épousé en 1763, vont quant à eux s'illustrer surtout dans des carrières militaires, tout au long du XIXe siècle.

Quoique mal connu, c'est le rôle d'inspecteur général des forêts partagé par les deux frères Mackay qui nous intéresse ici. Même si, comme nous l'avons dit, ils ne sont pas arpenteurs, ce sont eux qui planifient et dirigent les débuts de la subdivision et de la concession du territoire québécois en cantons, au delà du territoire seigneurial. Le lotissement, la cartographie et l'arpentage des cantons du Nord, qui occupent la majeure partie du territoire des Laurentides, sont donc planifiés et dirigés de Saint-Eustache par ces deux frères.

Pierre-Rémy Gagnier

Le premier arpenteur officiel de Saint-Eustache nous est bien connu comme notaire, mais très peu comme arpenteur, pourtant son premier métier. Né le 29 décembre 1759 à Saint-Vincent-de-Paul, fils de Basile Gagnier de Marie-Amable Perras, Pierre-Rémy Gagnier reçoit d'abord sa commission d'arpenteur à l'âge de 23 ans en 1782. Deux ans plus tard, il obtient une commission de notaire et s'établit à Saint-Eustache, y devenant le premier notaire résidant. Toute sa vie soit jusqu'en 1817, il occupe une maison de la Grand'rue, sise sur un emplacement correspondant aujourd'hui au 39, rue Saint-Eustache. En 1788, il épouse Josephte Poitras dans la vieille église Notre-Dame de la Place d'armes à Montréal. Il décède le 22 janvier 1817 et est inhumé sous la nef de l'église de Saint-Eustache.

Son activité comme arpenteur est méconnue et peu de documents de sa main ont été conservés dans les archives. Mis à part quelques rares plans et procès-verbaux d'arpentage, seuls quelques croquis annexés à des actes notariés nous sont parvenus.

Hyacinthe Lemaire-St-Germain

Durant la première moitié du XIXe siècle, le principal arpenteur résidant à Saint-Eustache a été Hyacinthe Lemaire-St-Germain. Né à Oka le 11 septembre 1768, il est le fils d'André Lemaire dit St-Germain (parfois orthographié Lemer), marchand, et d'Ursule Després. Il obtient sa commission d'arpenteur le 31 décembre 1790 à Saint-Eustache. Avant 1799, il épouse Anne Cruickshanks, d'origine écossaise. Celle-ci décède avant 1835. à l'âge de 67 ans, il épouse en secondes noces Monique Marineau, âgée de 34 ans, à la paroisse de Sainte-Rose le 23 août 1835. Ils avaient passé leur contrat de mariage devant le notaire Joseph-Amable Berthelot deux jours plus tôt. Hyacinthe Lemaire décède à Saint-Eustache le 19 juin 1848 à l'âge de 80 ans et 9 mois. Il a été propriétaire de très nombreuses terres dans les seigneuries du Lac-des-Deux-Montagnes et de la Rivière-du-Chêne, de même qu'à l'île Jésus, et il a résidé toute sa vie sur la Grand'rue au village de Saint-Eustache.

Son greffe d'arpentage n'a pas été conservé. On trouve cependant ça et là plusieurs plans de sa main, principalement en annexe à des actes notariés.


Détail d'un plan de Hyacinthe Lemaire St-Germain de 1825 pour un emplacement situé du côté Ouest de la rue Saint-Eustache, près de l'actuelle Petite église.
(BAnQ, CN606,S2, greffe J.A. Berthelot, annexe à la minute 2375)

Émery Féré

Le troisième arpenteur de Saint-Eustache est mieux connu. Il a en effet joué un rôle important dans la vie du village durant une bonne partie du XIXe siècle. Émery Féré est né le 11 mai 1795 à Saint-Eustache. Il est le fils de Jean-Baptiste Féré, menuisier et cultivateur au village et de Josephte Bouchard dit Lavallée. La terre familiale était située du côté Est de l'actuelle rue Féré, entre les rivières des Mille-îles et du Chêne. Leur maison existe d'ailleurs toujours au 82 de la rue Labrie. Le baptême d'Émery regroupe plusieurs personnages dont nous venons tout juste de parler. La marraine est Marie-Josephte Poitras, épouse de l'arpenteur et notaire Pierre-Rémy Gagnier alors que le parrain est André Lemaire dit St-Germain, père de l'arpenteur Hyacinthe ! Le 28 septembre 1824, il épouse Angèle Paquin à Saint-Eustache, fille de Paul et de Marguerite Marcotte. Il décède à Saint-Eustache le 13 août 1860. Leur premier fils, Jean-Baptiste-Émery né le 1er août 1825, épousera Angèle Guyon en 1865 et sera maire du village de Saint-Eustache de 1875 à 1887. Une de leurs filles, Sophie, naît en décembre 1837. Ce n'est qu'à la fin de janvier 1838 qu'elle pourra enfin être baptisée par le curé Jacques Paquin.

Émery Féré obtient sa commission d'arpenteur le 18 mars 1818. Contrairement à ses prédécesseurs, une partie de son greffe a été conservé(1).


Plan d'Émery Féré de 1841 pour un emplacement de la rue Saint-Eustache où sera construite la Petite église.
(BAnQ, BAnQ CA601,S22,SS1,D299)

Godefroy Laviolette

Né à Saint-Eustache le 1er novembre 1826, l'arpenteur Godefroy Laviolette exerce son art plus au Nord, s'installant à Saint-Jérôme et en devenant à l'âge de trente ans le premier maire de cette localité de l'Augmentation de la seigneurie de Saint-Eustache. Il est le fils de Pierre Laviolette et d'Elmire Lambert-Dumont, co-seigneurs de la Rivière-du-Chêne et de l'Augmentation. Il est donc le petit-fils d'Eustache-Nicolas et l'arrière-petit-fils de Louis-Eustache Lambert-Dumont, les principaux seigneurs qui ont développé la région. Il fait ses études au Séminaire de Sainte-Thérèse puis au Collège de Montréal avant d'entreprendre son apprentissage en génie civil. Il obtient sa commission d'arpenteur le 23 juillet 1848.

Le 10 septembre 1850, il épouse à Saint-Eustache Octavie Globensky, fille de Maximilien et d'Élizabeth Lemaire St-Germain. Cette dernière était d'ailleurs la fille de l'arpenteur Hyacinthe Lemaire St-Germain et de sa première épouse Anna Cruikshanks. Il établit peu après son bureau d'arpentage à Saint-Jérôme. Durant les années 1850 et 1860, il joue un rôle majeur dans l'établissement des cadastres des villages et des paroisses de la région de Montréal, notamment dans les comtés des Deux-Montagnes et de Terrebonne. Au début des années 1860, après le décès de son père, il rachète de sa mère et de ses frères et soeurs leurs droits dans le moulin à farine du village de Saint-Jérôme. Élu comme maire une première fois de 1856 à 1874, il l'est à nouveau de 1879 à 1882 ainsi qu'en 1888-1889. Saint-Jérôme étant passé du statut de village à celui de ville en 1881, il aura été à la fois le premier maire du Village et le premier maire de la Ville.

En septembre 1881, il est nommé préfet du pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul. Lors d'une émeute survenue en 1885, il est pris en otage par les prisonniers, est gravement blessé et reste handicapé jusqu'à son décès survenu à Montréal en 1895.


Godefroy Laviolette
(tiré de Élie Auclair, Saint-Jérôme de Terrebonne, 1934, page 256)

Un voisin de Sainte-Thérèse...

Quoiqu'il ne soit pas né à Saint-Eustache et n'y ait jamais tenu de bureau, un autre arpenteur de la région mérite d'être mentionné car il a travaillé dans les comtés des Deux-Montagnes et de Terrebonne durant tout le dernier quart du XIXe siècle. Il s'agit de Joseph-Hermyle Leclair, né à Sainte-Thérèse en 1845. Il obtient sa commission d'arpenteur le 9 janvier 1869 et travaille durant plusieurs années avec Godefroy Laviolette à la confection des nouveaux cadastres. En 1872. il épouse Emma Desnoyers et s'établit à Saint-Jérôme où il devient maire, comme Godefroy Laviolette, de 1887 à 1888 et de 1889 à 1890. Leclair est notamment l'auteur, dans les années 1880, de deux plans nominatifs du comté de Deux-Montagnes et de celui de Terrebonne qui font référence, encore aujourd'hui, quant nous désirons trouver les propriétaires anciens des terres de notre région. Une partie de son greffe est conservé aux Archives nationales(2).

Plus près de nous

Nous ne pouvons parler des arpenteurs de Saint-Eustache sans évoquer la mémoire d'un de nos contemporains qui a contribué au développement de la Société de généalogie de Saint-Eustache, Constant Rivest. Né en 1938 et devenu arpenteur le 20 septembre 1973, il a tenu son bureau à sa résidence de la rue Saint-Eustache jusqu'à sa retraite. Dans les années 1980, il a été impliqué dans la réforme cadastrale du Québec. Pour ce faire, il était retourné, à plus de quarante ans, sur les bancs de l'université pour y compléter une maîtrise en gestion de projets. Nous étions devenus confrères à ce moment et les discussions que nous avions eu notamment sur les « gores » entre les cantons des Laurentides démontraient sa profonde connaissance de l'histoire de la gestion du territoire québécois au cours des siècles. Après sa retraite, il a participé aux activités de la Société de généalogie, a servi sur son Conseil d'administration et a aussi contribué à la Feuille de chêne. Il est décédé à Saint-Eustache le 28 avril 2012.

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(1) Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), CA601,S22. Des plans et des procès-verbaux d'arpentage sont conservés à partir de 1830.

(2) BAnQ, CA601,S40. Des plans et des procès-verbaux d'arpentage sont conservés à partir de 1869.

Sources

--, Les maires de Saint-Jérôme et les conseillers municipaux, Comité de toponymie de Saint-Jérôme, 1991.

Pelletier, J.-Roland, Liste des greffes des membres de l'Ordre des arpenteurs-géomètres, Ordre des arpenteurs-géomètres du Québec, [non publié], 1985.

Vallières, Marc-Gabriel, « Les Mackay, militaires et notaires », dans L'Éveil, 2 février 2000.

Vallières, Marc-Gabriel, « La maison Féré », dans L'Éveil, 29 janvier 2000.