Une femme battue en 1830 :
Marie-Louise Dubois
par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, octobre 2020, pages 35-37.
Une question a hanté les historiens depuis deux siècles et s'avère toujours d'actualité : peut-on vraiment rester neutres et objectifs quand nous analysons les faits du passé ? Un petit exemple illustrera ce questionnement. Il y a bien longtemps, lors de mes études, j'avais suivi un cours d'histoire du Québec à l'Université McGill, curieux de voir comment les anglo-canadiens voyaient notre passé. Dans un travail de session, je m'étais amusé à comparer comment les historiens anglophones et francophones traitaient les événements de 1837. Le résultat avait été frappant : on aurait cru qu'il s'agissait d'événements totalement différents selon qu'on en lisait le récit dans une langue ou dans l'autre. Alors que les historiens québécois parlaient de Patriotes, ceux du «reste du Canada» les appelaient «rebels», le réputé historien Donald Creighton allant jusqu'à parler de «leur folie». L'objectivité en histoire semblait donc un mythe ou, à tout le moins, difficile à atteindre ! On dit souvent que l'histoire écrite par les vainqueurs n'est pas celle qu'auraient écrite les vaincus...
Faisons un pas de plus. Comment, dans l'histoire de nos familles, peut-on percevoir différemment les choses selon l'angle sous lequel on se place, celui de l'agresseur ou celui de la victime, de celui qui parle fort et dont on se souvient davantage de l'histoire ou de celle qui prend les coups en silence et que, trop souvent, on oublie ?
Le point de départ : une maison
Tout commence par l'histoire d'une vieille maison. En fouillant dans les archives pour retrouver l'évolution des anciennes maisons de Saint-Eustache, je m'étais intéressé à celle du 375 de la rue Boileau, face au «mont Saint-Eustache», autrefois située dans le début de la Côte du Sud de la rivière du Chêne. Un marché de construction de 1823 signé par le maçon Alexis Gosselin révélait que celui pour qui cette maison devait être érigée était un dénommé William Thompson(1).
La maison de William Thompson en 1994
(photo de l'auteur)
Des recherches supplémentaires sur ce personnage m'avaient permis de découvrir que celui-ci et son épouse Marie-Louise Dubois étaient les arrières-arrières-grands-parents de ma grand-mère maternelle, alors que j'ignorais totalement avoir eu des ancêtres venus dans la région de Saint-Eustache ! Il était né à Morpeth dans le Northumberland, au Nord de l'Angleterre près de la frontière avec l'Écosse, de parents écossais. Après son mariage à Montréal avec une canadienne-française en 1813, il avait d'abord acheté une terre dans la Côte du Lac à Saint-Eustache, sur laquelle il y a eu un club de golf au XXe siècle et là où se trouve aujourd'hui la bibliothèque municipale de Deux-Montagnes(2). Il avait ensuite acquis une seconde terre sur le chemin Rivière-Sud où il a fait construire la maison de pierre en 1823. Il était un cultivateur assez à l'aise et engageait, dans sa maison, plusieurs domestiques. Un de ses deux fils, John, est devenu imprimeur après un apprentissage de typographe au journal La Minerve et a été le premier associé de Jean-Baptiste Rolland, le papetier bien connu.
On avait donc là une famille honorable ayant bien réussi et tout pouvait laisser croire que l'histoire ne retiendrait que cette vision des choses. Si on ne se fiait qu'aux éléments relatifs aux propriétés foncières de monsieur Thompson, on aurait pu croire à un personnage aussi «honorable» que sa famille. Mais il y avait des squelettes dans le placard, révélés d'abord par les archives judiciaires et lorsqu'on regarde plus attentivement l'histoire de son épouse, Marie-Louise Dubois.
L'épouse maltraitée : Marie-Louise Dubois
Marie-Louise Dubois est née à Terrebonne en 1781, fille d'Étienne Dubois et de Marguerite Cusson dit Desormiers. Il s'agit d'une «grosse famille», Marie-Louise aura au moins quinze frères et soeurs, tous baptisés à Terrebonne. Les enfants de la famille se dispersent, allant se marier à Sainte-Anne-des-Plaines, à Saint-François-de-Sales, à Sainte-Thérèse et, chose curieuse, à Saint-Eustache pour quatre d'entre eux, Marie-Anne en 1794 avec Jean-Baptiste Dumoulin, Marie-Josephte en 1796 avec Louis Pilon, Françoise en 1800 avec François Pilon et Paul en 1807 avec Suzanne Larocque. Marie-Louise, pour sa part, s'est installée à Montréal où elle est devenue couturière. En 1813 elle est une «vieille fille», encore célibataire à 32 ans, lorsqu'elle épouse un émigré des îles britanniques, William Thompson, dans la vieille église Notre-Dame de la Place d'Armes.
Sept mois après ce mariage, à l'automne 1813, le nouveau couple achète une première terre à Saint-Eustache, dans la Côte du Lac, tout près de Marie-Anne, la soeur de Marie-Louise, qui y est établie avec son époux Jean-Baptiste Dumoulin. Pendant dix ans, tout semble aller pour le mieux. Les Thompson achètent plusieurs autres terres, font construire des bâtiments, empruntent de l'argent et remboursent leurs dettes promptement, s'occupent de coupe de bois jusqu'à Saint-Benoît. Ils semblent «mener gros train» et, en 1823, se font construire la maison de pierre dont on a déjà parlé. Jusque là donc, tout va pour le mieux pour cette famille honorable !
Les choses se gâtent à partir de 1823 mais on ne l'apprend que si on épluche les archives judiciaires de Montréal. En octobre de cette année-là, le conducteur de la poste entre Montréal et Saint-André-d'Argenteuil, Augustus Cutter, poursuit Thompson en Cour du Banc du Roi pour coup et blessures. Quoique nous en ignorons les détails, il semble que William a son petit caractère... Au mois d'août 1824, les marchands John Armour et Robert Shedden de Montréal poursuivent à leur tour Thompson, toujours en Cour du Banc du Roi, car il n'a pas payé pour ses achats, au montant de 7 livres, 2 shillings et 8 pence. Quelques jours plus tard, soit le 4 septembre, c'est au tour de Charles Dolbec, marchand de Saint-Eustache, à poursuivre Thompson car ce dernier refuse de rembourser un compte de 5 livres.
Le 29 mai 1826, William Thompson emprunte 1250 livres, une forte somme, à Jean-Baptiste Féré, son second voisin. Il promet de rembourser son dû dans un délai de quinze mois. Lorsque Féré décède en juillet 1828, le remboursement n'a toujours pas eu lieu et Thompson refuse de s'acquitter de sa dette auprès de sa veuve, Josephte Bouchard dit Lavallée. Cette dernière prend donc action contre Thompson en Cour du Banc du Roi. Le jugement ne sera rendu que trois ans et demi plus tard, en octobre 1829. Thompson est sommé de rembourser et voit une partie de ses biens être saisie.
En octobre 1828, c'est la catastrophe. Marie-Louise Dubois demande une première fois à la Cour du Banc du Roi de lui accorder la séparation d'avec son mari. Cette requête n'aboutit cependant pas. En février 1831, elle réitère sa demande et l'accuse d'ivrognerie et de violence. Cette fois, elle obtient gain de cause et la Cour lui accorde la séparation de corps et de biens le 20 avril. Deux inventaires de leurs biens sont effectués en 1831 et en 1832 et Marie-Louise obtient un petit lopin de terre dans la Côte du Lac où elle pourra vivre en paix durant les trente années suivantes.
Le vrai visage de William Thompson
Attardons-nous sur les témoignages au procès qui permettent de lever le voile sur le comportement de William Thompson et sur l'enfer de Marie-Louise Dubois(3). Dans son témoignage, celle-ci fait état de la part de son mari d'une «haine déclarée accompagnée de traitements atroces, ne se contentant pas de lui témoigner le plus souverain mépris dans l'intérieur de sa maison et en présence de ses domestiques [et il] lui aurait même interdit toute communication avec lui». Elle l'accuse de l'avoir battue et d'avoir même amené plusieurs femmes vivre avec lui dans sa propre maison.
Vient ensuite le témoignage d'une des domestiques, Marguerite Adam, maintenant âgée de vingt-huit ans mais qui avait été engagée par les Thompson alors qu'elle n'en avait que seize. Elle affirme que pendant qu'elle était à leur emploi, elle a «vu William Thompson battre sa femme presque tous les jours et la traiter de la manière la plus cruelle et la plus inhumaine. Il prenait un bâton ou une barre lorsqu'il était fâché et il la frappait jusqu'à ce qu'elle vint à rester sous les coups. Il la frappait aussi souvent à coups de pieds ou à coups de poings en lui professant en même temps les injures les plus grossières et les plus abominables». Elle dit que Marie-Louise «était obligée de s'esquiver très fréquemment de la maison à cause des mauvais traitements qu'il lui faisait éprouver journellement». Elle dit aussi que Thompson «est un homme extraordinairement adonné à la boisson et [qu'elle l'a] toujours vu enivré». Elle mentionne qu'il a souvent menacé sa femme de la tuer et qu'elle n'a «aucun doute qu'il serait disposé à le faire si une occasion favorable s'en présentait». Elle dit enfin que William Thompson était un homme riche qui a dépensé tous ses biens par «ses débauches avec les filles de mauvaise vie et plusieurs autres femmes qu'il entretenait et avec qui il a eu plusieurs enfants» !
Un autre témoignage, celui d'Eustache St-Maurice, un charpentier de trente-cinq ans et voisin des Thompson vient corroborer les dires de Marguerite Adam, notamment l'existence des nombreux enfants naturels que Thompson aurait eu à Saint-Eustache avec d'autres femmes que la sienne.
Le 20 avril 1831, le juge Monk rendait son verdict, ordonnait la saisie des terres de William Thompson, accordait à Marie-Louise Dubois la séparation demandée et lui octroyait sa part des biens de la communauté.
La morale de cette histoire...
Que pouvons-nous conclure de cette histoire ? Tout d'abord que les documents accessibles de prime abord comme ceux relatifs aux biens immobiliers ne nous donnent qu'une vision très partielle de la réalité vécue à l'intérieur de leurs murs. Mais aussi, et peut-être surtout, que l'histoire du «chef de foyer» ne doit pas nous conduire à oublier de regarder aussi la perspective des autres membres de la famille !
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(1) Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), greffe F.-E. Globensky, CN601,S12, minute 1510, 5 mai 1823, marché entre Alexis Gosselin et William Thompson.
(2) L'objet de cet article n'étant pas les immeubles, les références aux autres actes notariés ont été omis. On pourra les retrouver sur Patrimoine-Laurentides, dans la section Maisons anciennes de Saint-Eustache (www.mgvallieres.com).
(3) BAnQ, Archives judiciaires de Montréal, Cour du Banc du Roi, session de février 1831, cause no 324.