Les abbés de Bellefeuille, des eustachois au Témiscamingue et en Acadie
par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, février 2022, pages 13-15.
En février 1793 Louise-Angélique, fille du seigneur Louis-Eustache Lambert-Dumont, épouse en l'église de Saint-Eustache Antoine Lefebvre de Bellefeuille. Le couple se fait construire une grande maison de pierre en haut du village, sur un terrain donné par le seigneur, situé au coin Nord-Ouest des rues Saint-Eustache et Saint-Nicolas, à proximité du verger seigneurial. Le couple est prolifique puisque dans les treize années qui suivent, ils ont dix enfants baptisés à Saint-Eustache et il n'y a pas de jumeaux dans ce nombre ! De cette progéniture, on connaît surtout Joseph, qui devient plus tard notaire comme son oncle François, ainsi qu'Eustache-Antoine, qui va jouer un certain rôle dans la vie du village jusqu'à son décès survenu à l'aube des événements de 1837.
Les deux enfants dont nous voulons parler ici ont une première chose en commun: ils sont devenus tous deux prêtres, un chez les Sulpiciens et l'autre chez les séculiers et ils sont tous deux devenus curés. Ils ont un second point en commun non seulement entre eux mais aussi avec presque tous leurs frères et soeurs, soit d'avoir eu une vie assez courte, étant presque tous décédés avant la quarantaine.
Louis-Charles de Bellefeuille, 1795-1838
Louis-Charles naît à Saint-Eustache le 12 janvier 1795 et il est baptisé le même jour. On ne sait que peu de choses de son enfance. Il entre au Collège de Montréal en 1807 et y termine son cours classique en 1815. Jusqu'en 1819, il est régent des étudiants plus jeunes au même collège, tout en poursuivant ses études de théologie au Séminaire de Montréal. Il est ordonné prêtre le 5 juin 1819. Deux ans plus tard, il joint la communauté des Sulpiciens qui ont été ses formateurs au séminaire et, en 1824, il est envoyé à Oka où il oeuvre à l'apostolat des amérindiens, particulièrement des Algonquins dont il apprend la langue. Il devient curé de la paroisse de L'Annonciation du lac des Deux-Montagnes en 1825 et le demeure jusqu'en 1835.
En ces années 1830, le premier évêque de Montréal, monseigneur Lartigue souhaitait que les Sulpiciens, déjà familiers avec la culture autochtone, envoient des missionnaires dans les régions éloignées du Nord, principalement au Témiscamingue. Au printemps 1836, le supérieur des Sulpiciens Vincent Quiblier accède à cette demande et envoie deux prêtres vers les contrées situées au delà de l'Outaouais supérieur : l'abbé Louis-Charles Lefebvre de Bellefeuille, qui était alors en « congé de maladie » après avoir été pendant dix ans curé d'Oka, et l'abbé Jean-Baptiste Dupuy, qui était professeur de théologie au Grand séminaire. Leurs tâches respectives étaient bien établies : de Bellefeuille devait profiter de sa connaissance de la langue algonquine pour communiquer avec la population locale, alors que Dupuy devait rédiger une chronique quotidienne de leur voyage. Le 20 juin 1836, ils quittent Montréal en bateau à vapeur pour se rendre au lac des Chats, à une trentaine de milles au delà de Bytown (Ottawa). à partir de là, ils devront continuer jusqu'au Témiscamingue à bord d'un canot de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Première embûche : aucun canot n'est disponible au poste du lac des Chats ! Il faut donc aller en chercher un à Fort-Coulonge à 150 milles de là, retardant le voyage d'une semaine. Autre difficulté : les « millions de maringouins avides », selon leur propre expression... Ce n'est que le 14 juillet qu'ils arrivent enfin au poste de Témiskaming(1). Le 19 juillet, but ultime de leur voyage, ils plantent une croix à l'endroit où devra être érigée la première chapelle du lieu. Le 27 juillet, ils quittent le poste pour revenir à Montréal, qu'ils atteignent le 16 août.
L'année suivante, soit du 7 juin au 23 août 1837, l'abbé Louis-Charles de Bellefeuille refait un voyage similaire, mais avec une destination différente : le lac Abitibi, à 125 milles plus au Nord que Témiskaming. Il effectue seul ce périple cependant, puisque son compagnon l'abbé Dupuy a été nommé entre temps curé à Sainte-Anne-sur-Yamaska.
L'église d'Oka, à l'époque du curé Louis-Charles de Bellefeuille
(détail d'une gravure et aquarelle par William Bartlett, collection de l'auteur)
Pour une troisième année consécutive, l'abbé de Bellefeuille repart vers le Nord en 1838. Il se rend en effet au Grand lac Victoria, situé au début du territoire abitibien(2). Il y restera plus longtemps, soit du 29 mai au 8 septembre. Comme pour ses destinations des deux précédents voyages, il travaille à la construction d'une chapelle, à évangéliser des autochtones et à les baptiser. à la lecture de ses récits de voyage, on ne peut cependant que froncer les sourcils en prenant connaissance des instructions qu'il reçoit de ses supérieurs, dont la condescendance face aux amérindiens serait aujourd'hui taxée d'un racisme certain...
Déjà de santé fragile avant d'entreprendre ses trois périples, la vie de missionnaire n'a pas dû aider sa condition. Comme il ne parle pas de lui-même dans la relation de son voyage publiée de façon posthume en 1840, nous ne pouvons l'affirmer. Il est cependant curieux que moins de deux mois après son retour du Nord, l'abbé Louis-Charles de Bellefeuille s'éteint à Montréal à l'âge de 43 ans, le 25 octobre 1838.
En 1936, le Gouvernement de la Province de Québec donne officiellement le nom de Bellefeuille à un canton du Témiscamingue, le long de la rivière Kipawa, en l'honneur du sulpicien Louis-Charles de Bellefeuille(3).
François-Louis de Bellefeuille, 1797-1836
Frère cadet de Louis-Charles, François-Louis naît à Saint-Eustache le 2 janvier 1797 et y est baptisé le lendemain. Chose assez inusitée, sa mère accouchera d'un autre enfant dans la même année, puisque son petit frère Édouard naîtra le premier décembre suivant ! On sait peu de choses de lui, à part son parcours comme vicaire et comme curé.
Il est ordonné prêtre le 30 septembre 1821, soit deux ans après son frère Louis-Charles. Il est immédiatement nommé vicaire à la paroisse de L'Assomption, poste qu'il ne conserve qu'une année, puis occupe la même fonction à la paroisse de La Présentation, près de Saint-Hyacinthe. En 1823, il est envoyé au Nouveau-Brunswick où il devient curé de Caraquet, en plus d'être desservant de la paroisse de Tracadie. Il y demeure jusqu'en 1829, date à laquelle il est rappelé dans la région de Montréal. Il est successivement curé à Saint-Paul-de-Joliette de 1829 à 1834, à Saint-Vincent-de-Paul en 1834-35, à la Pointe-aux-Trembles de Montréal en 1835 et finalement à Saint-Roch-de-l'Achigan en 1835-36. Il décède avant son frère à l'âge de 39 ans, le 5 septembre 1836 à Saint-Roch-de-l'Achigan. Le 8 septembre, son service funèbre se tient dans l'église de Saint-Eustache, où il est inhumé sous le sanctuaire, du côté de l'évangile, dans l'église qui sera incendiée dans le bruit du canon, quinze mois plus tard.
En 1946, le nom de Bellefeuille a été proposé pour renommer la municipalité de Haut-Sheila, en banlieue de Tracadie au Nouveau-Brunswick, en l'honneur de François-Louis de Bellefeuille. La suggestion n'a cependant pas été retenue(4).
Une famille de santé fragile
Une caractéristique familiale nous frappe lorsque nous regardons le parcours des enfants du couple formé par Antoine Lefebvre de Bellefeuille et Louise-Angélique Lambert-Dumont. Sur leurs dix enfants nés entre 1793 et 1806, la quasi totalité n'a pas atteint un âge d'au-delà de 43 ans, à une seule exception près. Jean-Baptiste et Grégoire décèdent avant l'âge de quatre mois, Marie-Antoinette avant cinq ans, Édouard-Louis à dix-huit ans, Marguerite-Angélique à vingt-quatre ans, Henri-Nicolas à vingt-cinq ans, l'abbé François-Louis à trente-huit ans, Eustache-Antoine à quarante-deux ans et l'abbé Louis-Charles à quarante-trois. Seul de la progéniture, le notaire Joseph Lefebvre de Bellefeuille vivra jusqu'à l'âge vénérable de 84 ans. En exceptant ce dernier, cela donne une durée de vie moyenne inférieure à 22 ans ! Même si de nombreux enfants mourraient en bas âge à cette époque, la situation sociale privilégiée de la famille aurait pu laisser espérer une vie plus longue à ses membres, d'autant plus que les parents ont tous deux pu atteindre la soixantaine. Peut-être les généticiens pourront-ils spéculer mieux que nous sur le sujet ?
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(1) Notez que si le nom de la région s'appelle aujourd'hui le Témiscamingue, le poste de traite s'écrivait autrefois Témiskaming.
(2) Son principal biographe, Yvon Charron, identifie le but du voyage comme ayant été le Grand lac Victoria, dans l'actuelle Réserve faunique de La Vérendrye, au Sud de Val-d'Or (pages 219ss). De Bellefeuille, dans sa relation de son 3e voyage, ne mentionne cependant que « le Grand lac » (pages 73ss). Considérant qu'il s'y est rendu en passant par le Témiscamingue, nous émettons certains doutes quant à l'identification du Grand lac Victoria, a moins que cette destination officielle n'ait été qu'une étape sur le chemin du retour. Étant lui-même Sulpicien, Charron aurait-il eu accès à des documents inédits qu'il n'a pas cités ?
(3) Commission de toponymie du Québec, Noms et lieux du Québec, cédérom produit par Micro-Intel, 1997.
(4) Rayburn , Alan, Geographical Names of New Brunswick, Énergie, Mines et Ressources Canada, 1975, page 253.
Sources biographiques
Allaire, J.-B.-A., Dictionnaire biographique du clergé canadien-français, vol. I: Les anciens, Montréal, Imprimerie des Sourds-Muets, 1910, page 44.
Charron, Yvon, « Monsieur Charles de Bellefeuille, missionnaire de l'Outaouais », dans Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 5, no 2, septembre 1951, pages 193-226.
De Bellefeuille, Charles, « Journal d'un voyage fait à Témiskaming en 1836 », dans Rapport de l'Association de la propagation de la foi, no 1, mai 1839, pages 25-53.
De Bellefeuille, Charles, « Relation d'une mission faite en l'été de 1837 le long de la rivière de l'Outawa [sic] jusqu'au lac de Témiskaming et au dela jusqu'au lac Abbitibbi [sic] » et « Précis de la relation de la troisième mission de Mr. Bellefeuille à Témiskaming, Abbitibbi et Grand Lac », dans Rapport de l'Association de la propagation de la foi, no 2, juin 1840, pages 17-88.
Drouin, Joseph, Généalogie de sieur Ernest de Bellefeuille, [tapuscrit non publié].
--, Décès et sépultures, paroisse de Saint-Eustache 1769-1939, Société de généalogie de Saint-Eustache, 2009.
--, Naissances et baptêmes, paroisse de Saint-Eustache 1769-1939, Société de généalogie de Saint-Eustache, 2009.