Ceux qui ont photographié les Laurentides

par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Mémoire, no 61, printemps 2022, pages 6-9.

Entre la première mention d'un photographe à Saint-Jérôme vers 1870 et aujourd'hui, il y a plus de cent cinquante ans d'histoire de la photographie dans les Laurentides. On pense bien sûr aux photographes professionnels qui ont immortalisé nos grands-parents sur les «portraits» qui figurent bien en place parmi nos trésors de famille les plus précieux. En plus d'opérer leur studio dans certains de nos villages, ils sont souvent devenus au XXe siècle marchands de caméras et de films et ont développé et agrandi les clichés de tous les photographes amateurs de la région. Plusieurs d'entre eux ont également contribué à faire connaître les attraits de notre région en publiant des cartes postales qui ont été expédiées aux quatre coins du globe. Mais il y a aussi ces photographes venus de l'extérieur qui ont illustré tous les coins du Québec, en incluant d'emblée les Laurentides dès les premières années de la mode de la carte postale vers 1900-1905. C'est tout ce petit monde de l'illustration photographique dans les cantons du Nord que nous voulons ici brièvement survoler.

Un précurseur à Saint-Jérôme

Même si la photographie a fait ses débuts vers 1839, elle demeure pendant son premier demi-siècle une curiosité, exercée par quelques bricoleurs. Ce n'est par exemple qu'à la fin des années 1850 que certains artisans s'affichent officiellement comme photographes à Montréal, tels que George Arless, John Buxton, Alexander Henderson ou William Notman. Dans les Laurentides, le précurseur est Jean-Baptiste Villiotte dit Latour, qui débute ses activités vers 1870. Celui-ci n'est plus dans sa prime jeunesse. Il est né en 1818 et, lorsqu'il épouse Catherine Desjardins à Saint-Jérôme en 1839, il est journalier(1). En 1859, alors qu'il achète une terre dans la paroisse de Saint-Jérôme, il est dit mécanicien(2). Vers 1870, dans diverses transactions immobilières, il se dit «artiste» et, en octobre 1871, lorsqu'il acquiert un emplacement sur la rue Saint-Georges au village, il est devenu officiellement photographe(3). On peut supposer que Jean-Baptiste Latour y installe dès lors son studio car sur cet emplacement, il y avait précédemment une boutique, occupée par un menuisier. Ce premier atelier de photographie des Laurentides était situé au coin Nord-Est des rues Saint-Georges et Latour, là où il y a aujourd'hui le «Resto du Coin»(4). Latour se spécialise dans les portraits sur ferrotypes, plaques d'acier sur lesquelles on applique une émulsion et que certains nomment à tort «sur zinc». Il y produit également par la suite des portraits sur carton dits de format «cabinet» (environ 11 x 16,5 cm) ou de plus petites photographies appelées «cartes de visite» (environ 6,5 x 10 cm). Son métier devait alors être assez bien perçu car, dans les années 1870, il se fait élire à deux reprises conseiller municipal. Ses activités ne doivent cependant pas être très lucratives en tant que portraitiste dans une petite ville comme Saint-Jérôme, car au milieu des années 1880, il devient l'agent du Crédit foncier pour accorder des prêts hypothécaires, occupation qu'il mène de front avec son studio de photographie. À compter de 1891, on ne le mentionne plus comme photographe. Après le décès de son épouse, il se remarie en 1896 avec Domithilde Cloutier(5) et s'éteint à Saint-Jérôme le 15 août 1907.


Le moulin à scie de Sainte-Agathe, vers 1920
(carte postale par Delphis Côté, collection MGV)

Une dynastie à Sainte-Agathe

Tout comme pour Latour à Saint-Jérôme, un autre personnage a eu une vocation plutôt imprévisible en tant que photographe. En effet, quand en 1907 le fils de l'épicier Gédéon Côté de Sainte-Agathe épouse la fille d'un autre épicier du même lieu, Noé Forget, on aurait pu croire que le nouveau marié, Delphis Côté, ferait aussi carrière dans l'épicerie(6). Pourtant non, car c'est comme photographe qu'il s'établit en 1910 en ouvrant un studio de photographie au coeur de son village! Pendant près d'un siècle, son commerce va prospérer et trois générations de Côté vont l'animer.

À cette époque, les photographes travaillent surtout comme portraitistes, principalement dans leur studio. Lors d'un mariage, il est de bon ton que les futurs époux y arrêtent pour se «faire tirer» un portrait, soit côte à côte, soit l'épouse assise et son mari derrière elle. Le photographe ne se déplace pas jusqu'à l'église pour la célébration car le matériel est encombrant et les temps de pose sont assez longs. Le studio de Delphis Côté voit donc défiler un grand nombre de nouveaux époux qui veulent conserver un souvenir de leur union sous la forme d'un portrait. Vers 1920 cependant, il ajoute une corde à son arc en publiant et en vendant des cartes postales dans sa boutique.

Durant les années 1930 ses deux fils Roméo et Marcel Côté se joignent à lui et, vers 1940, l'atelier prend le nom de «Photo Côté». Le commerce de la carte postale prend alors de l'ampleur et ils produisent un grand nombre de vues de toutes les localités situées entre Sainte-Adèle et Saint-Jovite. En 1948 cependant, un incendie détruit le studio ainsi que toutes les archives. Les Côté n'abandonnent pas et relèvent l'entreprise en 1979. Yvon, fils de Marcel, prend la responsabilité jusqu'à la fin de ses jours. Peu avant son décès en 2008, ce dernier fait don de sa collection de caméras anciennes et d'une partie de ses archives à la Ville de Sainte-Agathe(7) qui aménage un petit musée dans la vieille gare du Canadien Pacifique(8). Trois mois après la disparition d'Yvon Côté, un autre incendie vient cependant oblitérer toute une partie de l'histoire régionale en détruisant la gare et tout son contenu(9).


Le lac des Sables à Sainte-Agathe, vers 1945
(carte postale par Photo Côté, collection MGV)

Les photographes locaux

Au XXe siècle, chaque petite ville a son photographe, parfois même plus d'un. À Saint-Jérôme, on trouve le studio de Georges Allaire (1895-1966) puis de son fils Gonzague (1918-1995). Il y a aussi Wilfrid Therrien (1932-2014) et son Studio WIlfrid, ouvert en 1951 sur la rue Saint-Georges. À Sainte-Thérèse, il y a Paul Grenier. À Saint-Eustache, il y a le Studio Beauchamp où Rolland Beauchamp a édité de nombreuses cartes postales de tout le comté de Deux-Montagnes à partir de 1944, suivi de Germain, son frère cadet(10).

À Sainte-Marguerite Joseph Comellas, un Espagnol arrivé à Montréal vers 1912, va établir une entreprise vouée au tourisme à travers laquelle il excelle dans son métier de photographe, suivi de son fils Édouard. En 1914, il épouse une fille du Nord, Corinne Marcotte mais s'installe au Sault-au-Récollet. Il travaille comme photographe auprès du Studio Rice, un atelier de photographie des plus réputés de Montréal. En 1935, il rejoint le pays de sa belle-famille, Sainte-Marguerite, et y ouvre un restaurant qu'il appelle «La Villa du Lac» auquel s'ajoute éventuellement une auberge. Il y menera de front deux carrières, celles d'aubergiste et de photographe. Avant son départ du Studio Rice, il avait commencé à produire pour eux des cartes postales de certains sites des Laurentides. Vers 1940, il se lance dans la production locale à grande échelle, écoulant ses cartes de Sainte-Marguerite et de Sainte-Adèle à partir de son nouveau studio, installé dans sa résidence en face de l'auberge. Son fils Édouard, né en 1917, continue l'oeuvre de son père et ouvre un studio et une boutique au village de Sainte-Marguerite, à côté de l'église paroissiale. L'auberge et le studio subsistent jusqu'aux années 1960. Âgé de 89 ans, Joseph Comellas décède à Saint-Hippolyte en 1980.


Le couvent et le presbytère de Sainte-Marguerite, vers 1945
(carte postale par Édouard Comellas, collection MGV)

Plusieurs photographes, comme les Comellas, doivent pour survivre gagner leur vie avec un autre gagne-pain. C'est le cas de Frank Scofield à Sainte-Adèle. Moniteur de ski sur les pentes de l'hôtel Chantecler dès les années 1930, il se consacre aussi à la fabrication d'équipement sportif et, au début des années 1950, à la production de cartes postales en couleurs à partir de ses propres photographies. Il devient jusqu'au milieu des années 1960 le principal artisan de la carte postale des Pays-d'en-Haut entre Saint-Jérôme et Saint-Jovite, poussant même vers l'Ouest jusqu'à la région de Lachute.

Les photographes venus d'ailleurs

Comme on l'a vu, le métier de photographe portraitiste va souvent de pair avec celui d'éditeur de paysages sous la forme de cartes postales. Jusqu'en 1950, la plupart de ces cartes n'étaient pas produites en offset par des imprimeurs mais étaient de simples photographies, agrandies individuellement sur un papier photographique approprié. Il était donc inévitable que des photographes des grands centres tentent de s'approprier le marché des régions, même s'il existait déjà des photographes dans les petites villes. C'est le cas dès les premières années de la mode de la carte postale, vers 1900-1905. Les deux frères Pinsonneault, qui ont établi leurs ateliers respectifs de photographie à Trois-Rivières et à Saint-Jean-sur-Richelieu parcourent les deux rives du Saint-Laurent, de la frontière ontarienne jusqu'à la Mauricie et produisent vers 1905-1908 des séries de 6 à 20 cartes postales différentes pour chacun des villages. Afin de se pas se concurrencer eux-mêmes, ils se séparent les régions. Joseph-Laurent, né en 1862 et qui exerce son art à Saint-Jean-sur-Richelieu, travaille dans Argenteuil, entre Oka et Grenville, à Sainte-Scholastique et à Sainte-Thérèse-de-Blainville, alors que son frère Pierre-Fortunat, né en 1864 et installé à Trois-Rivières, se consacre à Saint-Eustache, Saint-Jérôme, Sainte-Agathe et Labelle, en plus de la région de Lanaudière. Leur production ne sera cependant que de courte durée puisqu'ils ne semblent pas avoir publié de photographies du Nord de Montréal après 1910. Il est à noter que contrairement aux cartes postales d'autres producteurs comme Allard ou Charpentier, les leurs ne sont pas des agrandissements photographiques mais bien des cartes imprimées qu'ils faisaient fabriquer en Allemagne ou en France.


La rue Sainte-Anne à Saint-Jérôme, vers 1905
(carte postale par Pierre-Fortunat Pinsonneault, collection MGV)

Le plus prolifique des éditeurs de cartes postales photographiques a été Ludger Charpentier. Originaire de l'Épiphanie dans la région de Lanaudière, il s'y établit comme photographe en 1925 et il se met immédiatement à produire des cartes postales de tous les villages des Laurentides et de Lanaudière. Après quelques années, il déménage son atelier rue Notre-Dame à Montréal, près du Palais de justice. Sa production connaît son apogée de la fin des années 1930 jusqu'au milieu des années 1950, lorsque la photographie en couleurs vient remplacer les cartes monochromes. Son mode d'opération est simple : il visite un village, prend un très grand nombre de photographies dont il ne fait que quelques exemplaires et rencontre ensuite les marchands de ces mêmes villages. Il leur propose alors de leur fournir des cartes postales de tous les modèles qu'ils désirent, afin d'en faire la revente dans leur commerce. L'atelier de Ludger Charpentier a fermé ses portes dans les années 1970 et il est décédé en 1985. Lorsque ses héritiers accèdent à ses archives, ils retrouvent de très nombreuses photographies qui avaient été prises dans le but d'en produire des cartes postales, mais qui n'avaient pas été sélectionnées par les marchands. Ce patrimoine fabuleux a malheureusement été dispersé et vendu auprès de quelques collectionneurs.

D'autres photographes ont suivi un parcours similaire à celui de Charpentier. Le photographe Louis Gobeille de Montréal, par exemple, a produit de nombreux paysages des villages du Nord de Montréal pendant une très courte période, autour de 1915. On ne connaît malheureusement que très peu de détails sur ses activités. Actif sur une beaucoup plus longue période le photographe Ovila Allard, dont le studio était situé rue Mont-Royal à Montréal, a illustré les Basses-Laurentides, d'Oka à Saint-Eustache. Même si son atelier a été en opération de 1908 à 1944, c'est surtout durant les années 1930 qu'il s'est joint à cette illustre confrérie de producteurs de cartes postales. Finalement le photographe Bernard Bogue, de Hawkesbury en Ontario, a produit lui aussi des illustrations de la section Ouest des Laurentides, oeuvrant d'abord dans les villages d'Argenteuil comme Grenville, Carillon et Lachute, puis remontant par Morin-Heights jusqu'à Saint-Sauveur, Sainte-Adèle et même Saint-Jovite.


La rue de la Gare à Saint-Sauveur, vers 1945
(carte postale par Ludger Charpentier, collection MGV)

La disparition d'un métier

L'industrialisation aux XIXe et XXe siècles a amené la longue agonie et la disparition d'un très grand nombre de métiers de nos villages : forgeron, ferblantier, tonnelier, tanneur et plus récemment cordonnier voire même boulanger. Celui de photographe est aujourd'hui en train de subir le même sort, victime de la démocratisation de la technologie et de la possibilité pour tous et chacun de produire eux-mêmes leurs souvenirs en images. La photo n'a pourtant pas disparu! Elle est même devenue une part importante de toute activité où on voudra attester de notre présence, avec l'égoportrait que l'on conserve sur notre téléphone et qu'on expédie à tous. Mais désormais nul besoin du photographe. Même le personnage que l'on engageait autrefois pour garder la trace de la cérémonie où la photo occupait un rôle primordial - le mariage! - a disparu. Pendant cent cinquante ans, soit cinq ou six générations, la photographie a fait partie de nos vies et les artisans qui l'ont rendue possible ont fait partie de notre histoire. Devenue activité de la vie courante, la photo ne demeure une forme d'art que pour quelques esthètes, amateurs de la belle image.

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(1) Archives de la Paroisse de Saint-Jérôme (APSJ), registre des baptêmes, mariages et sépultures, 6 août 1839, mariage entre Jean-Baptiste Villiotte dit Latour et Catherine Desjardins.

(2) Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), CN606,S60, greffe Melchior Prévost père, minute 5012, 22 août 1859, vente par Grégoire Manubi dit Clairmont à Jean-Baptiste Villiotte dit Latour.

(3) BAnQ, CN606,S51, greffe Joseph-Amable Hervieux, minute 4069, 20 octobre 1871, vente par Jean-Baptiste Robert à Jean-Baptiste Villiotte dit Latour.

(4) Il s'agit du lot 301 au Cadastre du Village de Saint-Jérôme, devenu le lot 2139416 au Cadastre du Québec. L'immeuble qui occupe le lot aujourd'hui est situé au 205, rue Saint-Georges.

(5) APSJ, registre des baptêmes, mariages et sépultures, 20 novembre 1896, mariage entre Jean-Baptiste Villiotte dit Latour, veuf de Catherine Desjardins, et Domithilde Cloutier, veuve de Charles Renaud, de Saint-Jovite.

(6) Archives de la Paroisse de Sainte-Agathe, registre des baptêmes, mariages et sépultures, 14 mai 1907, mariage entre Delphis Côté et Ida Forget.

(7) Lamothe, Geneviève, «La mémoire visuelle de Sainte-Agathe», dans La Vallée, 19 janvier 2007, page 4.

(8) -, «La collection d'appareils photo inaugurée», dans La Vallée, 7 décembre 2007.

(9) Dallard, Éric-Olivier, «Un incendie criminel ravage la gare de Sainte-Agathe», dans Accès, 22 octobre 2008.

(10) Une compilation de tous les annuaires des différentes municipalités reste à être effectuée afin d'en établir une liste exhaustive.